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Les fours à goémon

 

 

 

Vous êtes debout près d’un long trou, parcellé en parts égales par de belles pierres de granit. Vous voilà devant un four à goémon. Il y en a deux encore visibles sur l’île de Sein, proprement nettoyés par la bonne volonté de quelques personnes du bourg.

 

 

On en trouve tout le long du littoral du département, surtout dans le Finistère Nord. Souvent, on passe devant dans les voir, car ils sont enterrés, détruits par le temps et la végétation, dégradés volontairement pour la récupération des pierres ; ou alors, on les confonds par ignorance, suivant son imagination, avec d’anciennes sépultures à ciel ouvert, ou des auges, ou autre chose encore.

 Photo Corynn Thymeur - Lit d'un four à goémon

 

 

Sur Sein, ils étaient bien nombreux ces fours, à une époque pas si lointaine, lorsque l’île vivait de la pêche des hommes et du goémon des femmes. De ce goémon qu’on faisait brûler, on tirait de la soude de qualité médiocre, sous forme de pain, qui partait en lourds cubes dûment pesés, vers les usines du Finistère Nord, sur le continent. Et cela a duré jusqu’à ce que la soude venue d’Amérique du Sud, surtout du Chili, ne vienne concurrencer celle de Bretagne.

 

 

 

Ramassées de tout temps pour fumer les champs, se chauffer ou nourrir les animaux, les algues ont toujours été une manne pour les gens de la mer. Très vite, ils apprennent que les algues brûlées donnent de la soude. Ça et là, dès la moitié du XVIIIème siècle, des usines d’extraction de soude se mettent en place. Dans les communes les plus riches, les fours à goémons seront fermés, avec de hautes cheminées, comme on peut en voir encore aux Glénans. Ailleurs, comme à Sein, les fours seront individuels, et ouverts à tous vents.

 

C’est en 1815 qu’un ingénieur a découvert la Photo Corynn - Four et bourgrichesse en iode des grandes laminaires brunes, appelé « tali ». Moins de cinq années plus tard, des usines avaient fleuri sur la côte du Finistère, riche en algues et goémon de toutes sortes. Une nouvelle pêche se mis en place un peu partout, parfois en barque, ce qui était affaire d’hommes, parfois au rivage, ce qui était plutôt affaire de femmes. Partout, il fallait récolter le goémon, le mettre à sécher, le brûler et ainsi le transformer en « pain de la mer », le « bara mor ». Ce travail de forçat ramenait un peu d’argent, rien comparé à l’énorme somme du travail fourni, mais beaucoup pour ces pauvres hères qui courbaient le dos sous le dur labeur quotidien, se brûlant les poumons au vent des fumées acides sortant des fours encore chauds. Celles-ci avaient pourtant la réputation, dans les croyances populaires, d’être bonnes pour la santé.

 Archive Ronan Thymeur - Cueillette du goémon

A l’Île de Sein, le goémon était surtout l’affaire des Sénanes. Elles étaient à la grève à marée descendante et ramassaient les algues arrachées au fond par les tempêtes et les courants. Un croc à la main et un panier à remplir étaient leurs seuls instruments. Elles laissaient les sabots en haut de la plage et marchaient pieds nus sur le sable glacé, entrant dans le ressac des vagues léchant la grève. Dans le vent froid qui souvent les giflait, elles ramassaient sans relâche le tali que la mer avait arraché du fond et qui venait s’échouer à la côte. Inlassablement, elles répétaient les mouvements et emplissaient leurs paniers. Puis, d’un grand coup de rein, elles montaient celui-ci sur leur tête et, dans une lente démarche de reines, elles allaient le vider sur un tas qui grossissait au fur et à mesure de l’avancée de la cueillette.

 

La jibilinenn de travail (épaisse coiffe noire) protégeait la tête des coups de vent et de l’eau salée qui dégoulinait des lourds paniers de laminaires brunes. Le travail était éreintant, peu importait, la soude, pour les habitants de l’île, était vitale pour son apport d’argent frais.

 Archive Ronan Thymeur - Sénanes au goémon

 

Lorsque la mer remontait, les Sénanes défaisaient le gros tas de tali qu’elles avaient créé. Elles l’étalaient bien à l’abri des petits murs des champs réservés à cet effet. Elles avaient besoin de la Mère Nature pour la suite des évènements. D’abord un peu de pluie douce pour rincer le trop plein de sel des laminaires saturées ; puis le vent assoiffé qui se nourrissait de l’humidité des algues.

 

Lorsque enfin le tali était bien sec, il était reconstitué en meule, près du four à goémon. Celui-ci était creusé à même le sol, proprement entouré de belles pierres plates qui le délimitait dans un grand rectangle d’environ 2 mètres de long, pour une largeur de 40 centimètres et une profondeur de 30 centimètres.  D’autres pierres plates le scindaient en 5 ou 6 compartiments distincts.

 

Le goémon sec et craquant était jeté par grosses poignés dans le four. Le feu y était allumé pour consommer lentement les laminaires rendues transparentes par le séchage du grand vent. Un travail long et fastidieux commençait alors pour les femmes. Armées d’un long manche terminé par une sorte de pelle, le « pifounn », elles soulevaient les brûlantes brassées de goémon pour l’aérer et permettre une meilleure combustion. Plus les cendres étaient pifounnées, et plus les pains de soude étaient solides.

 Archive Ronan Thymeur - Four en action

Souvent le vent changeait et tournait, enfermant les femmes dans la fumée blanchâtre, presque jaune par moment, à l’odeur puissante, douce et acre à la fois. Elles travaillaient à l’aveuglette, dans la chaleur infernale dégagée par les fours allumés. Sans se voir, sans plus voir non plus les enfants qui galopaient heureux, d’un four à l’autre. Sur tous les coins possibles de l’île, les panaches blancs annonçaient la saison du goémon.

 

Enfin, l’incinération était à son apogée et le feu ne trouvait plus rien à le nourrir. Les laminaires n’existaient plus, que sous forme de cendres. Les femmes les mouillaient alors avec un peu d’eau de mer qu’elles laissaient ensuite évaporer. Le lendemain, elles recommençaient à brûler cette pâte de cendre et de sel de mer. Cette nouvelle chaleur permettait de rendre compacte la masse de soude ainsi obtenue. Bien calés dans entre les belles pierres plates, il ne restait plus aux femmes qu’à démouler les lourds « bara mor » puis de les porter sur la tête au lieu de stockage.

 

A marée haute, viendrait le bateau, il faudrait de nouveau porter les pains de la mer sur la tête pour les mener à la pesée, et confier le fruit de leur travail au capitaine du navire. Ce soin était également réservé aux femmes et les hommes ne s’en mêlaient pas.

 

Archive Ronan Thymeur - Pesage de la soude

 

Les Îliennes se pressaient. La saison du goémon ne durait pas très longtemps et il fallait en ramasser, en sécher et en brûler beaucoup pour gagner de quoi vivre toute l’année. Leur vie était alors liée aux marées, basses pour ramasser et entasser, hautes pour brûler et vendre. Mais l’économie mondiale allait décider autrement de la survie des Sénans, et arrêter par-là même le travail de forçat que les femmes s’imposaient. En 1902, l’Île de Sein produisait 305 tonnes de pains de soude ; en 1903, elle descendait à 228 tonnes ; 1950, elle livrait encore 40 tonnes. Puis ce fut la fin de l’utilisation des fours à goémons, commencé par l’attaque économique de la soude chilienne et achevé par la fabrication chimique d’une soude de bien meilleure qualité.

 

Photo Corynn - Four sénanSi vous admirerez les deux fours à goémon encore visibles à Sein, vous ne verrez donc jamais les femmes de l’île s’en servir. Elles avaient toute une technique pour secouer les algues séchées et les délier avant de les faire tomber dans les chauds compartiments cloisonnés. Le goémon leur irritait la peau des mains et la fumée brûlait leurs poumons et leurs yeux. Il n’y a pas à regretter cette époque pas si lointaine des pains de soude. La douce odeur caractéristique du goémon brûlé n’accompagnera plus chacun de leurs vêtements, et les petits Sénans ne joueront plus dans les fumées des fours construits perpendiculairement au lit des vents dominants.

 

Photo Corynn - Pierres de cloisonnement

 

Il reste deux fours, les témoignages et les vieilles photos des Sénanes, portant les lourds paniers emplis de tali, adossées aux meules pour un petit temps de repos, penchées sur leur pifounn pour une meilleure combustion, à la pesée avant le départ du bateau.